9.1.1 Le magnétisme de masse en rétrospective
Le magnétisme a fasciné l’humanité depuis sa découverte plusieurs siècles avant l’ère chrétienne. L’aspect le plus intriguant de ce phénomène est sa relation étroite avec des matériaux spécifiques. La nature nous fournit un certain nombre de minéraux dont la propriété unique est un ordre magnétique sur des distances macroscopiques, résultant en une orientation magnétique permanente au sein du matériau. L’exemple historique de ces substances est le minéral magnétite, un mélange des oxydes de fer FeO et Fe2O3. L’accès aux gisements naturels de ces minéraux a donné de nombreuses occasions d’observer l’effet des interactions magnétiques, par exemple, l’attraction des morceaux de fer sur la magnétite, bien avant qu’une approche expérimentale systématique dans les sciences naturelles ne tente même une compréhension qualitative de ces phénomènes. L’expérience empirique a même conduit aux premières applications élémentaires mais importantes du magnétisme. La plus ambitieuse de ces applications était peut-être l’orientation d’une pièce d’aimant dans le champ magnétique terrestre à des fins de navigation. Les prédécesseurs de la boussole moderne à pivot semblent avoir été utilisés dans la Chine ancienne dès 1000 avant J.-C. Bien qu’il puisse y avoir une incertitude considérable sur les circonstances de la découverte du magnétisme et la date de sa première application (Mattis, 1988), son impact sur le développement de l’humanité à de nombreux égards – pas seulement technologiques – est incontesté.
Avec la connaissance croissante des interrelations quantitatives en physique et les outils mathématiques qui l’accompagnent, l’interprétation des phénomènes magnétiques est passée lentement d’un raisonnement métaphysique à un raisonnement plus analytique. Une étape importante de ce processus a été marquée par l’observation que les courants électriques peuvent générer des champs magnétiques. Cette observation a ouvert la voie à un traitement quantitatif des phénomènes magnétiques dans le cadre de l’électrodynamique classique, c’est-à-dire sur la base des équations de Maxwell (Maxwell, 1891). Le concept d’un champ magnétique interagissant avec la matière, produisant ainsi des forces mécaniques et des courants électriques, est à la base de la plupart des applications technologiques du magnétisme dans la vie de tous les jours, allant de l’ingénierie de l’énergie électrique à l’enregistrement magnétique, en passant par la technologie de la communication. Le succès de cette approche « macroscopique » ne peut cependant pas cacher le fait que la propriété magnétisme n’est traitée que de manière phénoménologique. L’état magnétique d’un matériau n’entre dans les équations de Maxwell qu’au moyen d’un « facteur de proportionnalité », la susceptibilité magnétique χ, qui décrit la réponse de la matière solide à un champ magnétique externe H (Jackson, 1972). Cette approche permet de définir différentes classes d’aimants, par exemple en distinguant les matériaux présentant un ordre magnétique spontané à longue portée (ferro-, ferri- et antiferro-aimants) de ceux qui ne s’ordonnent que dans un champ appliqué (dia- et paramagnétiques). Elle ne permet pas de comprendre l’origine de ces différents types de magnétisme. Une image microscopique, c’est-à-dire la compréhension des processus physiques qui donnent naissance aux différents phénomènes magnétiques dans les solides, a dû attendre l’avènement de la mécanique quantique moderne dans la première moitié de ce siècle.
Il semble que ce soit une ironie particulière de la nature que l’un des plus anciens phénomènes connus dans les sciences naturelles ait mis le plus de temps à être compris et à être expliqué quantitativement. Du point de vue actuel, la raison de ce progrès tardif doit certainement être attribuée à la connexion intime entre le magnétisme et la structure électronique de la matière. Afin d’apprécier les progrès réalisés sur la voie d’une compréhension microscopique du magnétisme à l’état solide, il est utile de passer en revue les principaux obstacles qui ont dû et doivent encore être surmontés. Tout d’abord, le moment magnétique total d’un morceau de matière solide, et donc sa magnétisation, est constitué des moments magnétiques des électrons individuels. En dehors des contributions orbitales, le moment magnétique de chaque électron est principalement déterminé par son spin. À l’origine, le nombre quantique de spin a été introduit de manière quelque peu artificielle dans l’équation de Schrödinger pour expliquer la structure fine des spectres atomiques. Un traitement des premiers principes du spin de l’électron nécessite toutefois le cadre de la mécanique quantique relativiste et ne peut être donné que dans le cadre de la théorie de Dirac (Dirac, 1927). Deuxièmement, la formation d’un état fondamental à longue portée magnétiquement ordonné dans le matériau est pilotée par l’interaction dite d’échange. Cette interaction de type Coulomb dépendante du spin est essentiellement une conséquence du comportement collectif d’un système de fermions et, en tant que telle, un phénomène purement quantique. En d’autres termes, il n’y a aucun moyen d’expliquer le magnétisme dans un solide dans le cadre de la physique classique. Un traitement adéquat de la structure électronique nécessite des descriptions multiparticulaires appropriées. Un certain nombre de procédures théoriques ont été basées sur des approches de champ moyen, réduisant ainsi la situation à un problème effectif à un électron. Le représentant probablement le plus célèbre de cette classe de théories est connu sous le nom de modèle de ferromagnétisme de Stoner-Wohlfarth (Wohlfarth, 1953). Les approches de champ moyen basées sur la théorie fonctionnelle de la densité avec approximation de la densité de spin locale donnent aujourd’hui une description raisonnablement bonne de l’état fondamental ferromagnétique, c’est-à-dire à T = 0 K (Moruzzi et al., 1978). Cependant, elles ne parviennent généralement pas à prédire de manière fiable les états excités, qui sont étudiés dans de nombreuses expériences. Troisièmement, on constate que les moments magnétiques sont plus ou moins fortement couplés au réseau cristallin, ce qui donne lieu à des orientations spatiales préférées de l’aimantation dans les matériaux cristallins. Ces anisotropies magnétiques sont cruciales pour pratiquement toutes les applications des matériaux magnétiques dans la technologie moderne, allant des aimants permanents à l’enregistrement magnétique. L’une des forces à l’origine de ces anisotropies est une autre interaction dépendant du spin dans les solides, le couplage spin-orbite. Bien que ce phénomène soit connu depuis longtemps, les anisotropies magnétiques sont encore très difficiles à prévoir à partir de calculs de premier principe. En effet, elles sont dues à des variations d’énergie extrêmement faibles (~10-4 eV par atome) lors de la rotation de la magnétisation par rapport au réseau. Enfin, une autre complication découle de l’observation selon laquelle, en fonction du matériau, différents types d’électrons peuvent être responsables du magnétisme. Les aimants à base de terres rares, par exemple, peuvent être bien compris en supposant que les moments magnétiques (et donc les électrons f, qui donnent lieu au moment magnétique) sont localisés aux points individuels du réseau (aimants localisés). En plus du moment magnétique de spin, il peut y avoir des contributions orbitales considérablement importantes. En raison de la localisation spatiale, les aimants à électrons F peuvent souvent être décrits dans des images de type atomique. Dans la deuxième catégorie de ferromagnétiques dits itinérants, dont les exemples classiques sont Fe, Co et Ni, les mêmes électrons qui sont responsables du moment magnétique participent à la liaison métallique et aux phénomènes de transport. Ces électrons d sont dans une large mesure délocalisés et les contributions orbitales au moment magnétique sont très faibles. La compréhension du magnétisme itinérant nécessite des approches de théorie des bandes. La distinction nette entre aimants localisés et aimants itinérants ne représente bien sûr que les deux aspects extrêmes. En réalité, tout système électronique révèle un mélange de contributions localisées et itinérantes. Une image unifiée du magnétisme qui pourra traiter tous ces différents aspects sur un pied d’égalité est encore à l’état d’évolution.